Sommes-nous bien certains de n’être que des humains ? Des moutons, des dieux ?…
Une petite histoire sur l’authenticité à méditer : Le maitre et le tigre.
Sa mère était morte en lui donnant naissance.
Grosse de son petit elle avait erré bien des jours sans découvrir de proie, quand elle tomba sur ce troupeau de chèvres sauvages qui rôdaient. La tigresse avait une faim dévorante à ce moment, ce qui peut expliquer la violence de son élan.
En tout cas, l’effort qu’elle fit amena les douleurs de l’enfantement et elle expira d’épuisement.
Les chèvres qui s’étaient dispersées retournèrent à leur pâturage et trouvèrent le petit tigre qui geignait aux côtés de sa mère.
Par compassion maternelle elles adoptèrent la faible créature, lui donnèrent à téter avec leur propre progéniture et veillèrent sur elle avec amour.
L’enfant grandit et leur sollicitude eut sa récompense ; car le jeune compagnon apprit la langue des chèvres, adapta sa parole à leur aimable bêlement et montra autant d’attachement que tout autre petit du troupeau.
Au début il éprouva quelques difficultés quand il voulut brouter de menus brins d’herbe avec ses dents pointues, mais il y parvint. Le régime végétarien le maintint svelte et donna à son caractère une remarquable suavité.
Une nuit, comme ce jeune tigre élevé parmi les chèvres avait atteint l’âge de raison, le troupeau fut encore attaqué, cette fois-ci par un vieux tigre mâle, féroce ; elles se dispersèrent à nouveau, mais le jeune tigre resta où il était, sans crainte.
Naturellement il était surpris.
Se voyant face à face avec l’être terrible de la jungle, il regardait cette apparition avec stupeur. Au bout d’un moment, il commença à avoir conscience de soi.
Poussant un bêlement pitoyable, il cueillit un mince brin d’herbe et se mit à le mâcher tandis que l’autre fixait ses yeux sur lui.
Soudain, le nouveau venu demanda: « Que fais-tu parmi ces chèvres ? Que mâches-tu là ? »
L’étrange petite créature bêla.
Le vieux tigre prit un air vraiment terrifiant.
Il rugit: « Pourquoi pousses-tu ce cri stupide ? » et avant que l’autre eut pu répondre, il le saisit brutalement à la nuque et le secoua comme pour le ramener à ses sens.
Le tigre de la jungle emporta la jeune créature effrayée vers un étang voisin où il la déposa, la forçant à regarder le miroir des eaux, qu’illuminait la lune.
« Regarde ces deux visages: ne sont-ils pas semblables ? Tu as la grosse tête d’un tigre, comme moi. Pourquoi t’imagines-tu être une chèvre ? Pourquoi bêles-tu et broutes-tu l’herbes ? » Le jeune tigre fut incapable de répondre, il continua à fixer les yeux sur l’eau, comparant les deux reflets. Puis il eut un sentiment de malaise, se traîna sur ses pattes et émit encore un cri troublé, tremblotant.
La bête féroce le saisit à nouveau et l’emmena à son repaire où elle lui présenta un morceau de viande crue, toute saignante, qui restait d’un repas précédent. Le petit animal frissonna de dégoût.
Le tigre de la jungle, ne tenant pas compte du faible bêlement de protestation, ordonna d’un ton rude : « Pends, mange, avale! ».
L’enfant résista, mais la viande horrible lui fut mise de force entre ses dents et le tigre surveilla sévèrement l’instant où il commencerait à mâcher et à avaler.
La dureté de l’aliment était inusuelle et causait bien de la difficulté ; il était sur le point de pousser à nouveau son petit cri, quand il se mit à goûter le sang.
Il fut étonné; il attendit avec avidité la suite.
Il éprouva une satisfaction insolite lorsque la nourriture nouvelle descendit dans sa gorge et que la substance charnue atteignit son estomac. Une étrange et ardente énergie, depuis cet instant, parcourait tout son organisme ; il commençait à se sentir exalté, enivré. Il claquait la langue ; il se léchait les joues.
Puis il se redressa, ouvrit la bouche d’un bâillement puissant, comme s’il s’éveillait d’une nuit de sommeil, une nuit qui l’aurait tenu longtemps sous le charme, pendant des années et des années.
S’étirant, il arquait le dos, en tendant et allongeant ses griffes. Sa queue balayait le sol ; soudain de sa gorge éclata le rugissement terrible et triomphant du tigre. Le farouche maître avait observé la scène avec attention et avec une satisfaction grandissante.
La transformation avait eu lieu. Quand le rugissement fut achevé il demanda avec dureté :
« Tu sais à présent ce que tu es en réalité ? » et pour compléter l’initiation de son jeune disciple dans le domaine secret de sa nature il ajouta : « Viens, nous allons maintenant chasser ensemble dans la jungle. »
H. Zimmer, Les philosophies de l’Inde
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