« L’humour est partie intégrante de la vie spirituelle. Si celle-ci se fait pesante, c’est le signe que quelque chose ne va pas. Notez que, même en termes physiques, plus on s’approche du centre de la Terre, moins il y a de » gravité « . Pourquoi n’en irait-il pas de même avec ce centre de l’Univers qui se trouve là, en nous. »
[Douglas Harding]
Cette lumineuse citation de Douglas Harding nous offre une compréhension éclairante, une voie de réflexion sur les liens qui unissent l’humour et la spiritualité. Il est vrai que parfois, les austérités de certaines voies religieuses peuvent nous induire en erreur sur le rapport à la joie de vivre, à la gaieté et au rire. Au même titre, certaines personnes utilisant un humour égotiste dans le but de manquer de respect à autrui ont-elles aussi dévoyé l’objectif premier de l’humour. La corde de cithare casse avec l’austérité d’une vie de meurtrissure, et elle n’émet aucun son dans le vécu du rire du moi qui veut se préserver de son angoisse de vie. Comme disait avec justesse le Bouddha en son temps : « Pour résonner au mieux, elle doit se trouver au Milieu ».
Devant ces extrêmes, il existe donc une voie médiane, empruntée par tous les mystiques authentiques du monde entier, et ce depuis des siècles. Dans beaucoup de civilisations, le rire possédait son Dieu, comme le dieu Hathor en Egypte. Dans la voie de l’Hindouisme, un des « rasa » (plaisir esthétique propre à la perception des oeuvres d’art) se nomme « hasya », qui signifie comique. En Afrique aussi le rire est un mode de vie, ce proverbe mériterait qu’on y revienne à deux fois : « l’homme blanc a une montre, mais il n’a pas le temps ». Dans de nombreuses traditions et cultures, l’humour reste encore aujourd’hui un « sport » très pratiqué. Les mystiques de l’Islam, les Soufis, utilisent avec joie des histoires rocambolesques d’un personnage appelé Mulla Nasrudin, et dans la tradition juive Hassid son équivalent se nomme Chra.
L’humour juif n’est plus à prouver : « l’homme pense, Dieu rit ».
En orient, le bouddhisme regorge d’histoires et de paraboles permettant aux disciples de ne pas sombrer dans la sinistrose. Le Zen s’est d’ailleurs spécialisé dans de courtes paraboles appelées Koans, dont le but est de déstabiliser le Moi du disciple et l’amener vers l’éveil.
Après ce petit tour du monde de l’humour spirituel, nous allons essayer de comprendre plus profondément le processus « bio-psycho-spirituel » qui donne à l’humour toute sa valeur transcendantale.
1/ Comment l’humour agit t-il en nous ?
Sur le plan physiologique, le rire produit par l’humour va stimuler en premier lieu notre système musculaire. Les muscles zygomatiques du visage, de la cage thoracique et de l’abdomen. Puis les muscles cardiaques et ceux des viscères vont se contracter et se décontracter, ce qui va produire comme un massage intérieur et diminuer les éventuels tensions neuromusculaires. Sur le plan respiratoire, le rire facilite l’expiration en mobilisant les muscles expirateurs et l’inspiration devient plus profonde après le rire. Par ailleurs, le rire déclenche la production d’une hormone appelée endorphine, qui a la propriété de réduire les effets du stress sur l’organisme.
Sur le plan psychique, le rire active certaines zones du cerveau se situant dans l’hémisphère droit, siège de l’intuition créatrice et plus généralement des tendances spirituelles. L’hémisphère gauche du cerveau, siège du raisonnement et du mental, ne peut percevoir les nuances de l’humour, car celui-ci ne peut être analysé pour en reproduire les effets. L’humour est spontané, il se déclenche d’un seul coup, comme un éclair psychique, le mental ne peut pas comprendre le global, il a besoin d’un mode de fonctionnement duel, binaire pour appréhender. L’humour est un parasitage du mental, il impose un décalage entre la perception d’une apparence et une information qui pourrait être intelligible par le mental. L’humour est un paradoxe, il n’a pas de logique formelle, c’est le mental qui, en essayant de comprendre quelque chose, se neutralise et fait face à une réponse illogique qui déclenche le rire.
« On dit que seulement dix personnes au monde comprenaient Einstein.
Personne ne me comprend. Suis-je un génie ? »
Voici un exemple de paradoxe nécessaire à produire un parasitage du mental, technique utilisée habilement par les maîtres Zen. Dans le même esprit :
« Qu’arrive-t-il à ton poing quand tu ouvres ta main ? »
L’apparence à priori absurde des Koans a pour but de provoquer un soubresaut dans l’esprit de celui qui les lit. Concevoir l’inconcevable, imaginer l’impossible, tel est l’exploit et le sens du Koan. Au moment où vous lisez le Koan, il se crée un pont entre votre rationalité et la part de spiritualité qui réside en vous. Certains disciples auraient atteint l’éveil à la lecture de certains Koans. Ils mettent en lumière nos contradictions profondes et éclairent nos peurs primales. Quand vous lisez un Koan, pendant un instant vous accédez à la compréhension de l’esprit, par le biais d’une métaphore de votre confusion.
« Quand un homme ordinaire atteint le savoir, il est sage.
Quand un sage atteint la compréhension, il est un homme ordinaire. »
Nous allons maintenant voir comment l’humour bien utilisé peut être un tremplin vers l’éveil de l’être intérieur. Nous allons essayer de comprendre les mécanismes subtils qu’il met en action, afin de nous faire tendre vers la compréhension …
2/ L’humour, un tremplin vers l’éveil
Quand on demande au Dalaï Lama quel est son passe-temps préféré, il répond : « rire ! »
Qui n’a jamais connu ou vu ces êtres accomplis qui ont les yeux ronds de l’enfant, pleins d’énergie, pétillants de joie de vivre malgré leur âge avancé, le sourire aux lèvres, prêts à croquer la vie, à jouir pleinement de l’instant présent ? A leur contact, ces êtres décapent notre esprit de toutes les idées préconçues, de toutes souffrances qui sont parfois des complaintes du Moi. Ils nous poussent à relativiser nos petits soucis, à rire de nous-même, à cultiver l’auto dérision et ne pas se prendre au sérieux. Leur humour n’est jamais cassant, s’ils nous font mal parfois c’est qu’ils visent nos chaînes, cette prison que l’on nomme l’Ego.
A un moment donné de notre cheminement personnel, nous sommes confrontés de plein fouet avec notre Ego. Cette entité qui constitue notre individualité prend parfois des allures tyranniques, héritées bien souvent de nos blessures d’enfance et de ses manques affectifs. Il n’est pas question de détruire l’Ego ; c’est sa compréhension qu’il est important d’établir. Comme le disait Arnaud Desjardins : « avant de n’être rien, il faut d’abord avoir été quelque chose ». Avant de dépasser le stade de l’ego, il faut avoir fait l’expérience d’un Moi solide, sans manques, frustrations et refoulements. Le Moi n’est pas qu’une illusion à faire disparaître à tout prix, mais au contraire une instance psychique qu’il faut élargir dans son échange et sa participation avec l’immensité du Soi (instance de l’être accompli). Un Moi « fondation » de l’être complet, un Moi conscient, qui vit pleinement son individuation et permet à l’humain d’accéder à l’étape suivante de son évolution spirituelle, son expansion totale.
Arrivé à ce stade de compréhension de nos blessures infantiles, l’Ego reste encore une épreuve à traverser. L’humour vient ici affiner le travail spirituel au quotidien. L’humour utilisé ici n’a rien à voir avec les blagues dégradantes ou l’humour agressif et gras visant à diminuer autrui, tout ceci n’étant qu’un triste masque de la frustration égotiste. Non, l’humour spirituel est léger, doux, il nous montre nos manques sans dureté, il enseigne par l’humilité et nous permet d’y avoir accès. La technique première à utiliser est l’auto dérision : c’est une aptitude qui consiste à percevoir en nous les relents de notre Ego, et sans les suivre, à rire de notre confusion du moment. Ce rire est un lâcher prise libérateur, l’Ego se tait et laisse la place à l’humilité, qui permettra de faire émerger la compassion pour ce Moi turbulent qui agit sans conscience. L’auto dérision n’est pas non plus l’irrespect de soi, le cynisme exacerbé du dépressif. Il faut là encore exercer son discernement, et ressentir où se situe la voie médiane.
L’humour est aussi un moyen d’enseigner à autrui. Ainsi, il peut dédramatiser une situation où le Moi, effrayé par la peur de se dissoudre, perd pied et amplifie le réel. L’humour nous offre la force de rassurer nos proches sur notre situation, de diminuer le stress engendré par leurs inquiétudes à notre égard. L’humour est aussi un atout social qui permet une reliance entre les êtres : il sert à briser la glace (comme on dit), une glace faite de la peur de l’autre, de l’inconnu.
L’humour est donc un outil précieux pour celles et ceux qui souhaitent avancer dans leur cheminement spirituel. Le pratiquant sincère ne peut en faire l’impasse, il lui faut intégrer cette donnée à son être. Certains pratiquants restent tristement engoncés dans leur spiritualité, s’excluant du monde dans une austérité sans nom, se desséchant peu à peu jusqu’à n’être que des âmes vides. Ils se sont fait piéger par leur Ego, celui-ci ayant trouvé comme moyen de survie hégémonique la personnalité d’un prosélyte à la peau rêche. Ils sont ternis par le dogme, qui est bien souvent un rempart égotiste contre les angoisses pulsionnelles non résolues. Ils ont confondu l’accessoire et l’essentiel, se sont fait mystifier par la forme au détriment du fond. C’est cette forme accessoire que l’on retrouve dans l’intolérance des extrémismes de tous bords, dans l’appartenance identitaire exacerbée et le culte obsessionnel des lois. Le fond essentiel lui, demeure cette fraîcheur ineffable de l’être accompli, qui nous montre non par ses mots mais par ses actes qu’avoir de l’humour peut être une belle preuve d’amour.
(article publié dans la revue 3ème millénaire n°76)
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